La Libido sciendi et la consommation

Publié dans le

Le lancement du premier numéro d’une revue est toujours source à la fois d’excitation et d’angoisse. Excitation, car il est le résultat de plusieurs mois de réflexions, d’échanges, de confrontations et de nombreuses heures de travail. Présenter ce premier numéro est donc pour nous l’instant de vérité tant attendu ; le moment où la « matérialisation » de notre projet va enfin rencontrer ses premiers lecteurs. Angoisse, car ce lancement est un pari (que certains nous ont dit un peu fou) de proposer une nouvelle revue dans un monde académique et scientifique plutôt bien fourni, spécialement au niveau anglo-saxon. L’angoisse de nous être trompés, de ne proposer finalement qu’un Objet Scientifique Non Identifié qui risque de passer à côté du public que nous imaginons depuis le début.

Alors, la question principale à laquelle nous voudrions répondre dans cet éditorial est : que veulent et peuvent apporter « les Carnets de la Consommation » au champ scientifique qui est le nôtre ?

Tout d’abord, il s’agit de proposer une revue de référence sur la consommation. Avec cette revue, nous voudrions mettre la société de consommation au cœur de nos questionnements et propositions scientifiques. C’était déjà l’invitation de nos collègues Olivier Badot, Bernard Cova et Marc Filser avec la revue « Perspectives culturelles de la consommation »[1], et c’est clairement dans cette même lignée, cherchant à rendre compte de travaux rigoureux sur la consommation, que nous voulons nous inscrire. Avec cette revue, nous considérons la consommation comme le nouveau barycentre de notre société. « Objet globalisant » selon l’historien Jean-Claude Daumas citant Michelet (2018, 9) ; « fait social total » selon la socio-anthropologue Isabelle Garabuau-Moussaoui reprenant Mauss (2002). Prendre la consommation comme un grand tout et venir ainsi embrasser « à la fois acteurs, objets, pratiques et représentations ».

Le monde de la consommation est un monde dans lequel jouent de multiples acteurs et des personnages variés : consommateurs, industriels, artisans, négociants, distributeurs, commerçants etc. Tout un ensemble de métiers, de figures autour des « travailleurs du marché » comme les appellent les équipes de Michel Callon (2017) ou de Franck Cochoy (2002) ; autant d’individus qui viennent mettre en place « les agencements marchands » ; tous ces dispositifs marchands (et non marchands) qui « font faire » les acteurs et participent ainsi à « l’emprise des marchés » (Callon, 2017). Autant d’éléments, d’outils que les sciences de gestion connaissent également avec les travaux sur le marketing et la question de la valorisation des offres. Dans ce monde de la consommation, on trouve aussi des journalistes, des influenceurs et des médias, des politiciens et des pouvoirs publics, des associations et de plus en plus de mouvements d’alternatifs et de résistances consuméristes. Ces derniers mettent au jour, au niveau méso-social, l’impact politique, politisé et fortement politisable de la consommation, ce qui n’est pas sans nous interroger sur la séduction et gouvernementalité portées par les marchés (Roux et Gicquel, 2018) vis-à-vis des consommateurs/sujets.

Ce monde de la consommation est aussi empli de matière : d’objets, de corps, de choses, de produits, de marchandises, de biens ou de déchets. Il est donc à analyser à partir des cultures matérielles que portent ces objets. Croisant ainsi les dynamiques sociales, économiques et culturelles, la consommation nous permet d’appréhender « l’empreinte anthropologique du monde » comme nous le propose Dominique Desjeux dans son dernier ouvrage (cf. le compte rendu de Vincent Chabault dans ce numéro). L’anthropologie nous invite alors à voir la société, son organisation, son ordonnancement et même ses fondements à travers sa consommation. Notre visée compréhensive s’inscrit dans ce chemin qui mène de la matière première au déchet en passant par le produit, le bien et l’objet approprié par des individus en quête d’identités ; c’est de là qu’il est possible de penser et d’imaginer une dynamique globale de notre monde matériel.

Enfin, le monde de la consommation est bien entendu un monde de représentations et de pratiques (Chabault, 2017). Il est fait de gestes, usages, savoir-faire, mais aussi de ressources et de compétences des consommateurs mises en correspondance avec celles proposées par les offreurs. C’est un domaine travaillé notamment par les psychologues et spécialistes du marketing. Il s’agit de voir ce que le consommateur a en tête et dans sa corporéité, ce qu’il vit dans ses émotions et ses affects, quand il achète, consomme, partage, s’approprie un produit ;  s’intéresser, avec et au-delà de la micro-économie, au processus de décision, d’intégrer les travaux et réflexions sur la valeur et sa co-production au travers des pratiques des consommateurs, ainsi que nous le montre l’article de Gilles Marion dans ce numéro.

Comme on peut le voir, la plongée dans la consommation ne peut se faire qu’autour d’un projet interdisciplinaire, pluridisciplinaire, multidisciplinaire, afin peut-être d’arriver plus facilement à des notions et concepts transdisciplinaires. Si, comme nous le pensons, la consommation est au moins aussi importante que la production, si c’est sans doute à son niveau que peuvent se jouer les plus grands défis de nos sociétés contemporaines, nous ne serons pas trop de disciplines et de chercheurs pour tenter de l’appréhender, de la comprendre, de l’expliquer et éventuellement de la faire évoluer. Tous les regards sur cet objet apportent leur part de lumière. En référence à l’orientation scientifique des nouveaux rédacteurs en chef du Journal of Consumer Research, it is time « to pursue bridges rather than silos » (Inman, Campbell, Kirmani et Price, 2018).

Cette multiplicité de regards et d’expertises n’aura du sens que si elle s’inscrit dans un nouvel élan, une plus grande diffusion et valorisation. C’est pourquoi nous avons opté pour une revue numérique en accès libre et gratuit. Comment nous interroger sur la consommation sans nous questionner sur notre propre consommation d’articles scientifiques, sans questionner l’organisation d’un secteur de l’édition qui capte (ou capture) de plus en plus de valeur scientifique au risque d’en dénaturer la liberté fondatrice ? Dans les Carnets de la Consommation, les auteurs resteront donc propriétaires de leurs textes et, nous l’espérons, seront ainsi plus mobilisés, responsabilisés quant à la diffusion et à la valorisation de leurs travaux. C’est dans cette logique que nous envisageons et défendons l’idée de coproduction. C’est cette même volonté co-productive qui nous a conduit à lancer en fin d’année dernière une opération de crowdfunding nous permettant de récolter les fonds nécessaires au lancement de cette revue (cf. ci-dessous la liste des contributeurs que nous remercions chaleureusement).

Enfin, ce choix productif numérisé s’accompagne également d’une plus grande marge de manœuvre dans les contenus des articles. Parce que la diversité des pensées scientifiques et disciplinaires doit intégrer un dispositif plus ouvert, il ne faut pas hésiter à proposer des formats d’écriture et d’expression variés (cf. la vidéographie proposée par Alain Decrop dans ce premier numéro). Ici aussi, cette liberté expressive doit permettre, nous l’espérons, une meilleure appropriation de la revue par les auteurs.

En conclusion de cet éditorial vient le temps des remerciements aux premiers auteurs qui ont joué le jeu en proposant leur travail à la publication dans une revue nouvelle, « non classée ». Pour ce premier numéro, il fallait donner le « la » en montrant notamment une grande diversité thématique (et méthodologique). Montrer, par exemple, avec l’article/essai de Gilles Marion, que beaucoup de travaux sur la consommation, issus des sciences de gestion, pouvaient et devaient intégrer un niveau de réflexion non pas pour le marketing mais sur le marketing. Regarder son fonctionnement de l’extérieur comme pour mieux en dénouer les ressorts et les cadrages sous-jacents ; en déplaçant le regard des enseignants-chercheurs de la discipline, des 4P et du mix marketing aux pratiques, l’auteur nous invite à mener une critique revigorante de ce qui est présenté et naturalisé comme le cœur même de la discipline marketing. Dans un autre registre, Alain Decrop, avec sa vidéographie, nous (dé)montre les paradoxes d’une société de consommation que l’on pourra qualifier ici de postmoderne. Chemin (international) faisant, son travail met en lumière toutes les riches perspectives du format vidéo pour appréhender et comprendre la consommation, ses acteurs et leur corporéité, sa matérialité, ses situations et ses pratiques. Dans une lecture sémiotique, Maud Herbert et Fatima Régany s’intéressent aux représentations sociales de la femme maghrébine portées par un média dédié (Gazelle). C’est à partir de là qu’elles posent à la fois la question des possibles projections identitaires du public cible et de l’incidence sociétale de ces visées éditoriales implicites. Prolongeant ce questionnement sur les médias, mais ici autour de la série Friends, Lionel Sitz, avec une approche ethnométhodologique, nous renseigne sur la description et la compréhension de phénomènes de résistance ordinaire des individus. Il en souligne alors toute la complexité et le jeu avec les organisations marchandes mêlant étroitement discours et pratiques, justifications et actions. Enfin, Boris Maynadier et Karim Errajaa, mobilisant l’ethnomarketing et la notion de champ d’expérience, décrivent le fonctionnement d’un espace de consommation (la place Saint-Pierre à Toulouse). Au-delà de dimensions expérientielles associées aux lieux, ils mettent l’accent sur les « non-consommateurs » néanmoins co-présents.

Vous l’aurez constaté, cette revue est encore un objet en construction, elle est fabriquée sous un mode artisanal, elle n’attend donc que vos retours, vos idées et vos engagements pour devenir votre revue, vos « Carnets de la consommation »…

 

Références

Callon M., (2018), L’emprise des marchés. Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer, Editions La Découverte.

Chabault V., (2017), Sociologie de la consommation, Editions Dunod.

Cochoy F., (2002), Une sociologie du packaging ou l’âne de Buridan face au marché, Collection Sciences sociales et sociétés, Editions PUF.

Daumas J-C., (2018), La révolution matérielle. Une histoire de la consommation. France XIXème – XXIème siècle, Collection Au fil de l’histoire, Editions Flammarion.

Desjeux D., (2018), L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Editions Peter Lang.

Garabuau-Moussaoui I., (2002), « Une anthropologie par la consommation », in Sociétés, consommation et consommateurs, coordonné par Rémy E., Desjeux D. Et Filser M., Editions L’Harmattan.

Inman J., Margaret C. Campbell M., Amna Kirmani A. Et Price L., (2018) Éditorial. Our vision of the Journal of Consumer Research : It’s all about the consumer, Journal of Consumer Research, vol 44

Roux D. Et Gicquel Y., (2018), Michel Foucault et la consommation. Gouverner et séduire., Collection VERSUS, Editions EMS.

 

Aux contributeurs financiers de la première heure, MERCI !

Julien BOUILLÉ – Amélie CLAUZEL – Alain DECROP – Rémi EVRARD – Renaud GARCIA-BARDIDIA – Jean-Luc GIANNELLONI – Inès GUEGUEN – Margaret JOSION-PORTAIL – Joëlle LAGIER – Gilles MARION – Jean-Philippe NAU – Louis-César NDIONE – Anissa POMIES – Eric REMY – Dominique ROUX – Alexandre TIERCELIN – Sondès ZOUAGHI

 

[1] Nous remercions chaleureusement ces trois éminents collègues pour leur partage d’expériences, leurs conseils et leurs encouragements.

A propos de Eric Remy

Eric Rémy est professeur de sciences de gestion à l’Université Toulouse III - Paul Sabatier et rattaché au laboratoire LGCO. Ses travaux proposent une lecture socio-anthropologique de la consommation à partir de méthodologies principalement qualitatives et dans une approche compréhensive (se rapprochant des cadres institués de la Consumer Culture Theory). Ses principaux thèmes de recherche sont : le don et l’approche maussienne de la consommation ;les cultures de consommation (en référence aux classes sociales, au régionalisme et à l’ethnicité ou aux mouvements culturels) ; les habillages socio-culturels des offres marchandes ; les modifications de pratiques de consommation en lien avec le réchauffement climatique. Il est également directeur de la collection VERSUS aux éditions EMS