Dominique Desjeux, L’empreinte anthropologique du monde. Méthode inductive illustrée, Bruxelles, Peter Lang, 2018
Auteur de travaux connus et reconnus aussi bien en sociologie et en anthropologie qu’au sein des sciences de gestion et du marketing, Dominique Desjeux livre, dans son dernier ouvrage, un récit dense et stimulant de quarante années de recherche menée autour de thématiques variées : les organisations bureaucratiques, le développement rural des sociétés africaines, la sorcellerie au Congo, le techniques agricoles à Madagascar, la consommation urbaine en France, aux États-Unis, au Danemark et en Chine, les émeutes urbaines de banlieue parisienne, la grande distribution, les dépenses énergétiques des pays à forte croissance. L’ouvrage refermé, le lecteur aura la sensation d’achever un tour du monde rythmé par d’abondantes descriptions ethnographiques et des données statistiques contribuant à de multiples analyses menées aussi bien au sein des espaces domestiques chinois ou danois, qu’à un niveau macro-social sensible aux phénomènes de transformation, de modernisation, de convergence.
Précédés d’une introduction et d’un premier chapitre fixant le dispositif méthodologique, vingt-cinq courts chapitres sont autant de séquences alimentant la réflexion de l’auteur. S’il est impossible de livrer une synthèse d’un ouvrage aussi touffu qu’instructif, il est nécessaire de souligner que plusieurs fils directeurs structurent cet épais volume. Dominique Desjeux n’a pas simplement réalisé une couture entre tous ses travaux de recherche mais a souhaité ordonner une réflexion autour d’une démarche empirique (« l’unité de ce livre est méthodologique », p. 37) et un registre conceptuel propres. Au terme de cette réflexion, ce n’est pas, selon nous, uniquement une méthode qui fait l’unité de l’ouvrage mais, parmi les analyses qu’il élabore, le « travail de déchiffrement socio-anthropologique » (p. 25) brosse le portrait sociologique d’une classe moyenne mondiale, dotée de pratiques de consommation plus ou moins convergentes. Nous reviendrons sur ce point.
Contre une tendance essayiste, Desjeux prône fermement l’enquête comme mode d’accès à la connaissance des rapports sociaux (« ce sont les enquêtes qui font avancer la réflexion à l’inverse de ce qu’une histoire des idées pourrait laisser croire », p. 34). L’analyse d’entretiens menés avec des individus et la réalisation d’observations directes nourrissent, dans une démarche inductive, une analyse plus globale et une discussion des théories sociologiques.
Parmi les dispositifs d’investigation élaborés, l’un est particulièrement fécond en ce qu’il propose une approche dynamique de la consommation : la méthode des itinéraires.
Cette démarche, contre les approches limitées du marketing attentives au « comportement du consommateur », vise à comprendre les pratiques d’achat comme le résultat d’un processus collectif qui fait se succéder une série d’étapes, de la prise de décision, à la mobilité en passant par la fréquentation du lieu d’achat, du rangement et l’abandon d’objets (p. 52). L’espace domestique est particulièrement investi par le chercheur en tant que lieu privilégié des usages, des choix, des relations de pouvoir intrafamilial. De longs développements du livre, basés sur un matériau qualitatif, sont particulièrement réussis et le lecteur sent que l’appétence du chercheur pour l’observation ne s’est pas affaiblie depuis son élection à la faculté des sciences humaines de la Sorbonne il y a trente ans. Desjeux décrypte par exemple avec précision les pratiques standardisées d’entretien du gazon et des haies de la classe moyenne résidant dans des lotissements de Floride (p. 196 : « le management domestique »). Il livre également des analyses particulièrement fines des appartements de la classe moyenne chinoise et leur transformation en matière d’équipement électroménager (p. 219). Il restitue « l’itinéraire alimentaire » de familles chinoises (accès à l’achat, préparation des repas, consommation). Autant d’éléments qui permettent de souligner l’empreinte sociale de la consommation, que Maurice Halbwachs avait mise en évidence il y a près d’un siècle, mais aussi les transformations des modes de vie à travers la gestion du budget, la préparation des repas, les aliments, les manières de table, l’équipement technique. L’analyse de la consommation par la restitution d’itinéraires se poursuit au chapitre 17 dans le cadre d’une enquête menée sur la société danoise. En ce qu’elle permet d’accéder à des données essentielles sur le rapport aux biens marchands et à la consommation, cette méthode aurait sans doute dû être appliquée à un nombre plus important de cas et de pays pour faire ensuite l’objet d’un ouvrage à part entière.
Globalement, le cadre théorique des enquêtes est emprunté à l’analyse stratégique de Michel Crozier et Erhard Friedberg – avec qui Desjeux débuta sa carrière scientifique –, attentive aux relations de pouvoir et au jeu des acteurs en examinant les contraintes – économiques, sociales, symboliques – comme les marges de manœuvre et les ressources. Sur le thème de la consommation et des objets, Desjeux mobilise également le répertoire conceptuel de Veblen, Bourdieu ou Mary Douglas et son approche culturelle de la consommation. La posture anthropologique, armée des études menées par Dominique Desjeux en Chine, au Congo, au Brésil, aux États-Unis, en France, encourage enfin à identifier la similarité de certains processus sociaux à l’échelle internationale comme les tensions et les clivages entre classes ou générations.
Trois remarques peuvent être formulées à l’issue de la lecture de cet ouvrage.
Tout d’abord, Dominique Desjeux précise que la quasi-totalité des études réalisées ont été commandées par des administrations ou des marques, industriels et distributeurs. Si l’on est convaincu sans difficulté que l’auteur, responsable des contrats de recherche, va au-delà de la problématique imposée du commanditaire, il aurait été utile d’identifier les effets potentiels produits par une telle forme de recherche sur les savoirs et les connaissances. Par exemple, le temps long de l’enquête traditionnelle d’anthropologie et de l’ethnographie est-il compatible avec le cadre des enquêtes réalisées par Dominique Desjeux et son équipe ? Quelles conséquences la présence d’un commanditaire peut-elle avoir sur les modalités de production du savoir en termes de possibilités (moyens, « entrée » sur le terrain) et de contraintes (présence sur le terrain plus courte, demande de restitutions régulières, etc.) ? En somme, comment un anthropologue de la consommation travaille-t-il en situation de commande ?
La deuxième observation a trait à la réflexion que mène Dominique Desjeux sur les échelles d’observation. Faisant l’objet d’une réflexion pluridisciplinaire dans un volume coordonné par l’historien Jacques Revel (Jeux d’échelles, Seuil, 1996) auquel Dominique Desjeux fait référence, cette approche est transversale à l’ensemble de ses travaux de recherche. L’existence d’un modèle unique d’intelligibilité du social est illusoire, les résultats des analyses varient selon le niveau du regard et des découpages réalisés (micro, méso, macro). Certaines échelles, auxquelles correspondent des techniques de recueil de données, font apparaitre des mécanismes sociaux qui, à d’autres échelles, sont totalement ou partiellement invisibles. Si cette affirmation est convaincante et si Dominique Desjeux, au fil de chapitres, la soutient et assume la « généralisation limitée » (p. 119) de ses résultats, il semble aussi nécessaire, afin de rendre plus solides les conclusions de certaines investigations, de systématiser la variation d’échelle pour chaque objet de recherche. On pense par exemple à la mobilisation de grands indicateurs statistiques sur la consommation des familles danoises et chinoises qui pourraient être confrontés aux données ethnographiques récoltées par la méthode des itinéraires.
Notre dernière remarque vise à discuter la thèse centrale du livre. Pour Dominique Desjeux, et dans la lignée de Veblen et de Halbwachs, la consommation et les processus auxquels elle renvoie – des décisions, des pratiques, des transactions mais aussi des lieux, des entreprises et des symboles – sont une voie d’entrée à l’étude plus globale de la stratification sociale. Par la consommation, c’est-à-dire par l’évolution des normes sociales au sein des familles mais aussi par les objets et les innovations technologiques des industriels et des distributeurs, il est possible d’identifier, selon lui, l’essor d’une classe moyenne mondiale. Des signaux tels que l’investissement dans le bricolage, le jardinage ou la consommation de cosmétiques au sein des familles, les dépenses énergétiques, le développement des malls en Amérique du Nord mais aussi au Moyen-Orient et en Asie regroupant une offre commerciale uniformisée (Rinny Gremaud, Un monde en toc, Seuil, 2018) sont autant d’indicateurs de la convergence de pratiques portées par des catégories intermédiaires de différents pays. Si l’analyse de la circulation des objets est centrale dans l’approche anthropologique de Dominique Desjeux, il aurait été sans doute possible, notamment à l’aide d’indicateurs statistiques, de définir plus précisément les propriétés économiques et sociales de cette classe moyenne, pays par pays.
Par ailleurs, si l’auteur ne masque pas les clivages générationnels que cette convergence des styles de vie produit dans les familles – le chapitre consacré à l’évolution des soins du corps et du maquillage en Chine est de ce point de vue là très convaincant – il aurait été pertinent d’avoir un éclairage sur le maintien de certaines pratiques et routines qui, malgré l’évolution des normes sociales et culturelles, ne connaissent pas de transformation. La convergence ne saurait cacher la singularité. L’entrée dans la société de consommation ne conduit sans doute pas uniquement vers l’occidentalisation.
Cette réflexion sur le développement d’une classe moyenne en Chine et ailleurs, accompagné d’innovations technologiques et de systèmes de distribution renouvelés (le e-commerce, p. 285), est enfin instructive dans la mesure où elle donne la possibilité de mener des comparaisons et d’identifier notamment « un chassé croisé des classes moyennes mondiales » (p. 303 et suivantes).
Dans les pays développés, le déclin du pouvoir d’achat des catégories intermédiaires entraîne ses membres vers une consommation plus économe et vers des pratiques alternatives comme l’économie collaborative dont on ne souligne sans doute pas suffisamment qu’elle tire son succès de la crise de 2008. Dans les pays dits émergents, qui connaissent des taux de croissance supérieurs, les individus appartenant aux classes moyennes voient leur pouvoir d’achat croître et la structure de leurs dépenses évoluer (diminution de la part consacrée à l’alimentation au profit de biens technologiques, des loisirs, de l’ameublement, des soins du corps) D’un côté, le succès électoraux des partis et des mouvements populistes semble traduire un déclassement. De l’autre, une classe moyenne instruite, à fort pouvoir d’achat, revendique un nouveau système de décision politique plus attentif à la démocratie, aux inégalités sociales et au coût environnemental de la croissance économique.
C’est par la description de la montée de la classe moyenne mondiale et ses implications énergétiques dans un contexte de transition climatique que s’achève cette « traversée des cultures » (p. 34), entrecoupée d’un témoignage plus personnel, celui « d’un réformiste de gauche » sur les évènements de mai 68 (chapitre 17). Dominique Desjeux, après une scolarité dans une institution jésuite réputée du XVIème arrondissement et un passage au grand séminaire, fut étudiant à l’université de Nanterre au cours des années 1960.
Utile et passionnant pour le lecteur, qui a accès, en un volume, à la « vie d’enquêtes » d’un chercheur, ce type d’ouvrage doit en même temps être difficile à concevoir et rédiger pour l’auteur qui, plongé dans ses souvenirs tant professionnels que personnels, retrace un parcours scientifique qui ne semble cohérent et structuré qu’a posterori.
Vincent Chabault, maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Descartes (Cerlis-CNRS)